Le cri de désespoir

 
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           Un dimanche à Montréal, un homme dans la trentaine, de grande taille et de fortune modeste, déambule dans les galeries du musée des Beaux-Arts, l’un des seuls luxes qu’il peut se permettre à défaut de pouvoir acheter pour lui-même une imitation réussie d’une de ces œuvres. Perdu dans ses pensées, il s’arrête subitement devant une nouvelle toile, ou du moins, une toile qu’il ne lui semble jamais avoir vue auparavant.
Cette peinture moderne, pareille à une photographie, expose en son centre le visage rondouillard d’une jeune adolescente, souriante et entourée d’amis qui la pointent en riant avec elle. Son sourire paisible et ses joues dodues comme ceux des anges de Botticelli contrastent furieusement avec sa tenue à la fois provocante et vulgaire. Derrière elle, au loin se dressent les squelettes démembrés d’immeubles en ruines, enflammés, bombardés, aux couleurs aussi vives que celles d’un feu d’artifice. Il s’approche d’une jeune femme qui semble contempler la peinture depuis un certain temps déjà, et engage poliment la conversation par une remarque tout à fait banale :
–C’est une très belle toile.
            En vérité, il la trouve plutôt étrange, mais on ne glisse pas une telle remarque à une parfaite inconnue. Contre toute attente, elle lui répond :
–Elle n’est pas faite pour être belle. Elle est triste.
            Surpris, l’homme tente de réprimer un sourire.
–Pourquoi dites-vous cela? La jeune fille paraît heureuse.
–Oui, elle paraît heureuse, réplique-t-elle aussitôt. Regardez bien son sourire et les gens dont elle s’entoure. Elle paraît heureuse, monsieur, elle ne l’est pas. Sa voix intérieure trop longtemps réprimée lui crie à pleins poumons qu’elle ne l’est pas et que tout son monde n’est qu’une illusion, son bonheur un fantasme. Pourquoi serait-elle heureuse, monsieur?
            Interloqué, il ne sait que répondre. Son sourire s’efface.
–Mais voyons, que peut vouloir de plus une adolescente? Elle est entourée d’amis, elle n’est pas affectée par la guerre ou la pauvreté représentés en arrière-plan…
–Comment, elle n’en est pas affectée? L’arrière-plan symbolise son passé et les immeubles effondrés ses amis perdus! La guerre n’est pas qu’une notion abstraite, elle fait encore rage dans de nombreux endroits du monde, et des gens proches de vous –plus proches que vous ne le soupçonnez- sont directement affectés par elle. Ici même, à Montréal!
            L’homme déglutit difficilement à cette vérité qu’il ne peut ignorer. Il réplique :
–Vous voulez dire que cette adolescente vient d’un pays en guerre, et qu’elle a dû quitter ce pays pour venir s’installer ici. Et pourquoi imaginez-vous nécessairement qu’elle est triste, ici à Montréal? Pourquoi ne se serait-elle pas intégrée? Regardez le tableau! Elle a oublié la guerre, tout cela est derrière elle, elle a une nouvelle vie!
–Pensez-vous qu’on efface aussi rapidement les souvenirs d’une vie antérieure, des amis laissés derrière soi, de la famille peut-être? Pensez-vous qu’elle soit entourée d’amis proches et que ce rire vienne du cœur, soit parfaitement sincère?
–Les adolescents s’adaptent vite aux changements, aux nouveaux milieux.
–La guerre ne fait plus d’eux que des adolescents. Ce sont des adolescents meurtris, en manque d’attention, à la recherche d’un sens à leur vie, de quelque chose qu’une bombe ne puisse pas venir détruire… Vers quoi se tournent-ils, vers qui? Ils arrivent par centaines sur une terre où tout est différent! Le noyau familial demeure le même, mais la nostalgie de la patrie meurtrie, qu’ils abandonnent ainsi, brusquement, déteint toujours sur le caractère… La personnalité change. Les gens qu’ils voient ne vivent pas la même chose qu’eux et ne peuvent les comprendre, alors que font-ils? Que fait n’importe quel immigrant? Il tente de s’intégrer! Dans le cadre scolaire, les relations se nouent vite, trop vite, et tous ceux auxquels cette adolescente tentera de s’attacher se révèleront être différents de ce qu’elle croyait être. Tous ces rires pourraient être des moqueries, toutes ses blagues pourraient un jour ou l’autre se retourner contre elle. Si elle révèle ses problèmes au grand jour, elle craint d’être incomprise. Rejetée. Alors, elle se retrouverait seule, dans un pays nouveau, avec pour seule compagnie les voix lointaines de ses amis restés là-bas, dans sa patrie en guerre…
–Mais la peur d’être rejeté est parfaitement normale à l’adolescence!
–Dans un cas comme celui-là, elle est exacerbée. Qui sait si elle ne suit pas de régimes drastiques pour perdre ses rondeurs, dans le but d’être acceptée? Qui sait si elle ne s’est pas retrouvée à l’hôpital parce qu’elle s’est arrêtée de manger de crainte qu’on ne la trouve grosse et que ce soit un motif pour qu’on ne lui accorde pas l’attention dont elle a besoin pour oublier ceux qu’elle a laissés derrière elle…
–Quoi! Mais l’anorexie n’a pas le moindre rapport avec la guerre!
–Peut-être pas, mais c’est tellement, délicieusement ironique –la guerre entraîne la famine dans les pays du tiers-monde, tandis que dans les pays civilisés, des centaines de filles se condamnent elles-mêmes à la famine pour être telles que le dictent les critères de beauté… D’un côté, des populations entières luttent pour leur survie; de l’autre, les riches comblent leur existence de problèmes qu’ils se créent eux-mêmes.
            Un silence. L’homme reporte son regard sur la toile et réfléchit aux paroles de la jeune femme. Derrière ce groupe d’adolescents un peu banal, il ne voit toujours pas la complexité des problèmes qu’elle a énoncés.
–Vous imaginez donc que cette fille cherche à combler le vide laissé par tout ce qu’elle a quitté en demandant l’attention du milieu où elle a atterri…
–Elle ne demande pas de l’attention. Elle se l’approprie! Elle s’habille de manière provocante pour attirer l’attention des garçons; elle fait le clown pour montrer qu’elle est drôle; elle joue la dure pour intimider plus réservés qu’elle; elle jure et insulte et crie pour détromper tous ceux qui la croient trop innocente à cause de son air angélique… Tous les problèmes de l’adolescence, elle les subit plus intensément que tous les autres, parce que les autres, si jamais ils échouent et n’obtiennent pas l’attention qu’ils désirent, eux peuvent se consoler… Eux n’auront pas à réfléchir, lorsqu’ils seront seuls, à l’absurdité de la guerre et de ses conséquences! Ils n’auront pas cette haine et ce désir de compréhension d’un phénomène qu’on ne peut pas comprendre! Comment comprendre à cet âge qu’elle soit obligée de déserter son foyer, son école, tout ce qui faisait sa vie, parce que des intégristes religieux n’arrivent pas à s’entendre sur des notions depuis des siècles dépassées! Comment dépasser l’absurdité de la chose? Elle comble le vide émotionnel par un vide intellectuel : en cherchant à obtenir l’attention d’un entourage qu’elle connaît peu et avec lequel elle se crée rapidement des liens, elle laisse sa propre personnalité derrière elle et oublie tout ce qui faisait sa vie, son existence, avant son départ… Elle craint de paraître trop intelligente, alors elle devient bête, ne travaille plus, délaisse peu à peu ses études en leur accordant de moins en moins d’importance… Et à cause de cela, elle ne rentrera peut-être pas dans le programme qu’elle visait autrefois, comme le droit ou la médecine, et devra se rabattre sur un métier qui ne lui plaira pas… Elle troque une possible carrière contre une popularité passagère. Tout son avenir est en péril, elle ne le réalise pas. Elle ne réalisera pleinement ses sacrifices que plus tard. Beaucoup plus tard.
            Peu convaincu par les arguments de son interlocutrice, l’homme suspecte que celle-ci évacue en fait les tensions qui la tourmentent elle-même.
–Tous les adolescents dans sa situation ne réagissent pas nécessairement de la même façon, objecte-t-il.
–Non, peut-être pas tous. Mais s’ils le peuvent, si l’occasion d’être superficiels, bruyants, remarqués, moqueurs et admirés leur est présentée, la popularité constitue une échappatoire que peu auraient la force de refuser.
–Cela est vrai pour tout le monde, jeunes comme adultes. Tout le monde aime à être remarqué, apprécié!
–Apprécié pour ce que l’on n’est pas? Non! Quel adulte mettrait de côté sa famille ou sa carrière pour gagner l’estime et l’admiration de parfaits inconnus? Un adolescent peut tomber dans ce piège, mais un adulte… Pensez, lorsqu’elle deviendra adulte, elle se rendra compte de ce qu’elle a perdu, négligé et sacrifié pour passer au-dessus d’un moment difficile, pour oublier la guerre! Pensez quel choc elle aura lorsqu’elle perdra l’échappatoire provisoire dans laquelle elle s’était réfugiée!
–Elle, elle! Vous en parlez comme si elle était vivante!
–Elle est vivante. Elle vit dans chaque adolescente qu’elle représente.
            Sa dernière réplique marque une fin abrupte à une conversation dont il n’aurait jamais soupçonné, en l’engageant, la profondeur ni la durée. La toile lui apparaît plus sombre, à présent. Son sourire paraît trop large, ses yeux trop humides, l’hilarité des autres jeunes trop prononcée et leur répartition dans l’espace étrangement chaotique, comme le sont probablement leurs relations. Il se surprend à analyser leur posture, leurs habits ou leurs expressions faciales, leur imaginant une personnalité. Oui, cette toile est triste avant d’être belle.
–Comment s’appelle-t-elle? s’enquiert-il.
–Je ne sais pas encore. J’ai pensé à un nom qui lui conviendrait, mais je ne veux pas la nommer parce qu’elle ne représente pas une personne en particulier, mais tout un groupe de personnes.
            Il se met à rire.
–Je ne parlais pas du sujet, mais de la toile!
–Oh, s’étonne-t-elle. Le Cri du Désespoir.
            Il ne dit rien. Après un moment, elle rajoute :
–C’est moi qui suis l’artiste.
–Mes félicitations! Elle est très réussie!
            L’air grave, elle secoue la tête.
–Si elle était réussie, vous auriez compris par vous-même pourquoi cette peinture est triste et je n’aurais pas besoin de rester là pour l’expliquer à tous ceux qui s’attardent devant elle. Je regrette de n’avoir pas été plus claire, plus explicite. Maintenant, le mal est fait…
            Soudain, l’homme ressent un pincement au cœur pour cette femme, qu’il identifie facilement à celle qu’elle a représentée. Sans doute n’a-t-elle pas pu réaliser le métier qu’elle désirait pour les raisons qu’elle a elle-même énoncées, et c’est pourquoi elle se tient à présent devant sa toile, artiste incomprise qui tente désespérément de faire comprendre au monde ce qu’elle ne pouvait pas leur faire comprendre dans son adolescence.
            Hochant machinalement la tête, perdu dans ses pensées, le trentenaire continue son chemin dans les galeries du musée des Beaux-Arts, en ce dimanche soir lorsqu’il n’y a plus personne, luxueux passe-temps qui nourrit l’illusion qu’il est seul dans son riche manoir… en songeant avec pitié à l’artiste désespérée qu’il vient de croiser, sans oser croire que, comme pour elle, ses visites au musée entretiennent d’anciens désirs –pour lui celui d’être riche, pour elle celui d’être comprise; celui de réussir, celui d’être aperçue… Leurs cris de désespoir demeurent étouffés dans l’illusion que leur subconscient leur prodigue pour leur permettre de surmonter d’anciens traumatismes. Toutes les erreurs ne peuvent être réparées. Lorsqu’on choisit à l’adolescence de suivre une certaine voie, il faut respecter ces choix et les regrets sont à la fois inutiles et ridicules; inutiles car ils n’apportent rien d’autre que de la souffrance, ridicules parce qu’on s’est trompé avec tant de conviction qu’on est en droit de se demander si l’adulte n’a pas tort, et l’adolescent a raison.
 
 
 
 
Miruna Tarcau, Montréal, décembre 2007