Le plus beau cadeau du monde

 
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Dans la foule compacte réunie en ce premier juillet sur les quais bondés du Vieux Port de Montréal afin de célébrer la fête nationale du Canada, un homme se fraye prudemment un chemin jusqu’au bord du fleuve, tenant entre ses bras son fils de huit ans. Le garçon avance d’un pas incertain, un peu comme un enfant qui se risque à entreprendre ses premiers pas, guidé par un parent. Des lunettes fumées recouvrent en partie son visage au teint malade, et à chaque pas vacillant, à chaque individu qui frôle ou heurte ce couple maladroit, les verres en plastique glissent un peu plus sur son nez retroussé et manquent de peu de chuter jusqu’au sol. Le garçon ne semble pas s’en préoccuper. Il serre la main de son père étrangement fortement pour un garçon de son âge, qui à huit, bientôt neuf ans, devrait déjà courir de plus en plus loin du berceau familial –il a peur de se séparer de lui au milieu de cette foule hostile, de s’y sentir perdu, délaissé, abandonné.
            Il est aveugle.
–Attention, on arrive bientôt à la barrière qui nous sépare du fleuve. Tu y es? Voilà, stop.
            Le garçon vacille prudemment d’avant en-arrière sans jamais lâcher la main de son père, et avec sa main libre, il se raccroche fermement à la barre de fer apparue juste en-dessous de son menton. Il tremble.
–Tu as froid? lui demande son père. Attends, je vais chercher ton veston dans le sac à dos.
            Le petit garçon secoue résolument la tête. Il resserre davantage son emprise sur la main tendue auprès de lui.
–Pourquoi tu m’as emmené ici, papa? Tu sais bien que je peux plus voir les feux d’artifices. Je veux rentrer à la maison.
            Le père se penche doucement au-dessus de l’épaule de son fils. À travers le bruit de la foule, il lui glisse sa réponse à l’oreille comme en secret :
–J’ai une surprise pour toi.
            Le garçon sent son cœur se resserrer. Lorsque les premières détonations parviennent jusqu’aux quais, immédiatement suivies des ovations de la foule, le petit monte piteusement la tête pour tenter d’apercevoir les beaux jets colorés, mais ses yeux ne rencontrent que la même nuit noire qui le poursuit depuis près de deux semaines, et les larmes remontent inutilement à ses yeux tandis qu’une triste panique s’engouffre dans son cœur esseulé, à l’idée que jamais plus il ne partagera la joie de la foule. Submergé par l’envie de disparaître dans la noirceur qui le hante, il baisse la tête, tremblant de honte et de rage.
            C’est alors que la voix de son père le ramène à un environnement familier, et sous son souffle régulier, le monde apparaît progressivement, non pas à ses yeux, mais à l’imagination fertile de son jeune esprit.
–Écoute, lui souffle la voix familière, les canons ont tiré leurs premiers échanges. Les étincelles des flammes qui sortent de leurs gorges s’élèvent jusqu’au ciel, et dans un noir d’encre, elles jettent des éclats d’étoiles filantes aux ailes rouges, bleues et blanches. Là! Sens la fumée qui parvient jusqu’à tes narines; c’est le parfum du combat, les armées se préparent! Écoute –tu entends la foule crier auprès de toi? Tous ces gens sont là pour te protéger. Ce sont tes gardes du corps. Ils sont entièrement vêtus de noir, comme le dicte le code des ninjas, et ils ont le pouvoir de s’évanouir dans les airs aussitôt qu’un danger se rapproche, pour venir te secourir. Écoute! Là! Tu as entendu l’explosion d’une centaine de roses enflammées, qui aussitôt projetées jusqu’au ciel, ont été avalées par la gueule béante de la nuit? Les étincelles ont disparu presque aussitôt qu’elles ont traversé les constellations du taureau, du verseau –et l’une d’elles a même atteint la Grande Ourse! Là…
            Les fontaines brusquement ranimées à la vie crachent près des quais des jets d’eau qui rivalisent en hauteur avec les fusées des feux d’artifices. Le père lève la main de son garçon en direction du fleuve.
–Là, une fée des eaux vient tout juste de prendre forme, avec ses cheveux blancs qui tourbillonnent autour de sa longue robe légère comme l’air! C’est la nature, je crois, qui veut empêcher les soldats de se battre. Mais, oh! Tu la sens comme moi, cette chaleur qui émane du fleuve, et qui fait fondre les gouttelettes rafraîchissantes qui viennent se poser sur ton visage? Tu entends ce rugissement féroce, au loin, en partie couvert par les cris des soldats? C’est un dragon!
            Des flammes s’élèvent près de la scène où des danseuses font tournoyer des cordes aux extrémités incandescentes. Le garçon tourne rapidement la tête vers les flammes, tendant instinctivement le cou pour se rapprocher du spectacle.
–C’est un dragon, répète son père, des flammes s’échappent de sa gueule tandis qu’il s’élève hors du fleuve, effrayant la petite fée des eaux qui disparaît aussitôt. Comme il est gigantesque! Tu l’entends, ce bruit d’eau qui ruisselle sans cesse? Ce sont les jets qui glissent de son échine rouge vive jusqu’à la surface sombre des eaux tumultueuses. Ses écailles étincelantes se succèdent les unes aux autres interminablement, et toujours il y en a une nouvelle qui succède à celle qui vient tout juste d’émerger du fleuve, ajoutant un morceau de plus à son cou infini. Il est immobile, maintenant. Il a enfin cessé de cracher des flammes. L’eau a cessé également de couler sur sa longue échine à présent immergée. Je crois qu’il veut se venger des canons qui ont osé le réveiller, ou alors peut-être a-t-il aperçu ton armée de ninjas et a décidé de l’affronter.
            Le petit garçon affiche un air dubitatif, mais néanmoins, il recule d’un pas pour se rapprocher davantage de son père. Celui-ci pose ses deux mains autour de sa taille, puis brusquement, il le soulève et le fait tournoyer dans les airs sous l’explosion soudaine d’un nouveau tour de feux d’artifices. L’enfant laisse échapper un cri de peur et de surprise.
–Là, les lames des ninjas juste au-dessus de ta tête! Le dragon leur crache des flammes, mais ils les évitent, aussi rapides que l’éclair! Là! Oh non, le dragon t’a emporté sur ses ailes! Il t’emporte loin, aussi loin que l’œil puisse voir!
            Les lunettes tombent, dévoilant ses yeux bleus voilés d’une mince couche blanchâtre. Inquiet, le garçon se raccroche fortement aux bras élancés qui le retiennent… à combien de mètres du sol? L’histoire du dragon ne peut pas être vraie. Il a un doute, cependant : un tout petit doute, nourri par un océan d’espoir. Son père le dépose sur l’une des barres de fer qui les séparent du fleuve.
–Ouf, les ninjas ont pu te sauver à temps. Écoute, comme ils sont contents! Ils crient de joie à s’en égorger parce qu’ils ont tué le dragon. Ils t’ont déposé sur l’une de ces machines de guerre qu’on pousse pour envahir les forteresses, afin de te protéger du danger. Le sol est loin, loin sous tes pieds : ne bouge pas, tu te tiens sur la dernière marche, et en-dessous; le vide! Les soldats défilent bien vite d’un côté et de l’autre, on dirait qu’ils ne veulent plus se faire la guerre. Ne crains rien, je te tiens et les ninjas reviennent pour te déposer au sol, maintenant qu’ils ont vaincu le dragon.
–Dis, ils l’ont vraiment vaincu, le dragon?
–Bien sûr, ils peuvent tout vaincre et tout conquérir, et ils sont à tes ordres! Mais pour cette nuit seulement.
–Et les canons, ils sont partis?
–Oui… non! Quelques derniers échanges d’amitié, et ils s’en vont. Tu entends ces derniers boums!, comme ils sont différents des précédents? Ça, c’est parce que ce sont des tirs amicaux. Souviens-toi, l’amitié est toujours plus forte que la haine ou l’indifférence. Avant, les étincelles étaient presque grises, tellement elles semblaient fades, et elles s’évanouissaient à la moitié du chemin… mais celles-là! Oh, sens-les s’ouvrir comme des bouquets de fleurs bourgeonnant encore de vie et de vitalité!
            Le petit garçon tourne la tête vers le fleuve, puis vers son père et la foule, et sur son petit visage blême, un air d’admiration vient effacer la tristesse des jours précédents. À présent, un sourire sage égaye ses lèvres sèches –un sourire retenu, à mi-chemin entre l’incrédulité et le désir de répondre au récit de son père, et de faire semblant d’y croire pour lui faire oublier sa douleur.
–Dis papa, l’armée de ninjas, elle peut toujours venir m’aider? Elle sera toujours là?
            Dans les yeux du père, des larmes invisibles luttent pour traverser l’enveloppe de ses paupières lourdes. Soudain sa voix tremble, faussement joyeuse.
–La prochaine fois que tu auras peur de te retrouver seul, dans le noir, souviens-toi de ceci : en voyant les feux d’artifice dans le ciel, la plupart des gens se contentent d’admirer les jets de couleur avec leur famille, de regarder la foule, puis ils oublient rapidement ce moment et retournent chez eux, s’enfermant à nouveau dans leur routine. Toi, aujourd’hui, tu es le seul à avoir vu un dragon, à avoir vu la fée et le combat que je t’ai décrit. Tout ce que ces gens regardent avec leurs yeux, toi, tu les vois avec ton esprit, et c’est pour cela que tu pourras toujours contempler le spectacle de choses plus belles, plus grandioses, plus magnifiques qu’ils n’en verront jamais, de même que tout ce que la vie a de plus hideux à offrir, tu en seras protégé. Alors, oui, l’armée de ninjas sera toujours là pour toi, tant et aussi longtemps que tu te souviendras de cette journée et de ces mots : les limites de ce que nous pouvons faire et de ce dont nous sommes incapables sont souvent celles que nous nous imposons nous-mêmes, et c’est pourquoi les aveugles sont parfois plus clairvoyants que la foule –ils n’ont pas les mêmes limites qu’elle, puisqu’ils n’ont pas non plus le même handicap : celui d’être confronté à la réalité, encore et toujours, jusqu’à l’instant de leur mort.
            Les dernières paroles du père sont avalées par une nouvelle détonation, et c’est alors qu’il réalise que ce n’est pas à son fils qu’il adressait véritablement ce discours, mais à lui-même. Le jeune garçon sourit toujours, de ce sourire triste qu’ont parfois les malades lorsqu’ils parviennent à faire abstraction de leur condition affaiblie, et ainsi à faire preuve d’une clairvoyance dont ils auraient autrement été incapables.
–Merci, papa, finit-il par dire d’une voix à la fois calme et tremblante d’émotion. Tu n’as pas à t’en faire pour moi, je crois que j’ai compris. Je me souviendrai toujours de cette journée.
 
 
Miruna Tarcau, Montréal, août 2008