Miruna Tarcău - Războiul Titanilor, Alegerea lui Selenae
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Pentru mulţi dintre noi, genul literar fantasy şi mitologia ne-au marcat adolescenţa, deschizându-ne porţile nebănuite ale imaginaţiei, ale reveriei, dând o altă înfăţişare acelei lumi în care super-eroii, creaturile binelui şi ale răului se luptă pentru supremaţia cerului, a pământului sau a altor dimensiuni cosmice.
Cine nu a citit Legendele Olimpului sau Legendele Ţării lui Vam? Cine nu a fost fascinat de povestea ultimei licorne şi a vrăjitorului Smendrick? Sau de mirifica lume din Chipul din Abis a lui Abraham Merritt?

Mai recent, fenomenul Harry Potter domină planeta, şi nu vorbim numai de literatură pentru adolescenţi, deja a devenit un cult al frumosului, o evadare din stereotipul romanelor greoaie sau a celor pur şi simplu comerciale.
Miruna Tarcău este o surpriză în peisagistica prozei de tip fantasy, atât prin vârsta la care mulţi nu au o experienţă de viaţă suficientă, educaţie şi talent (nu mai vorbesc de har), cât şi prin faptul că romanele sale sunt scrise în limba lui Voltaire. La numai şaptesprezece ani, tânăra autoare se remarcă printr-un roman de factură poliţistă – Insula Diavolului, publicat la Editura Carte Blanche din Montréal, în noiembrie 2006 şi Războiul Titanilor - Alegerea lui Selenae, prima carte dintr-o saga de tip fantasy, apărută la editura Christian Feuillette în anul 2007.
Povestea ne prezintă un război mondial şi multidimensional, în care cititorul e familiarizat la început cu rivalitatea conducătorilor şi frica faţă de primele ostilităţi. Conflictul apare inevitabil pentru toate personajele cu excepţia eroinei, Selenae, ce se găseşte prinsă între două tabere: de o parte sora ei, zeii din Olimp, Titanii şi popoarele supuse lor şi de cealaltă parte clanul tatălui ei - Hell, pe care nu l-a cunoscut niciodată.

Sfâşiată între pasiune şi datorie, eroina îşi vede dispărând visul de glorie războinică în faţa unei dileme foarte dure pentru ea: alegerea unei patrii, a unui drapel şi a unui comandant.
Ea va descoperi frica de moarte în timpul voiajului din a Patra Dimensiune unde toate popoarele oprimate se încredinţează ei şi sabiei sale legendare în speranţa învingerii unei armate crezută invincibilă. Selenae este speranţa de supravieţuire a acestei lumi, fără ajutorul ei toţi fiind condamnaţi. Dar dacă ea se va hotărî să-i ajute, trebuie să-l trimită pe Hell în Infern şi atunci toate dimensiunile vor fi în pericol...
Alegerea lui Selenae prezintă declanşarea unui război de insurecţie, pentru putere, pentru eliberare, unde niciuna dintre părţi nu e complet bună sau complet rea. Dimensiunile se divizează, duşmanii se aliază pentru supravieţuire... Dimensiunile în care se petrece intriga naraţiunii nu sunt în întregime fictive. Povestirea începe în Dimensiunea a doua, Grecia antică, într-o lume unde zeii coexistă cu eroii şi muritorii, unde mitul lui Thezeu şi al Minotaurului, muncile lui Hercule şi Elena din Troia sunt realităţi istorice.
Acţiunea continuă în Dimensiunea a Patra unde au loc primele ofensive ale bătăliei. Ca să-şi adune o armată, Hell, prezentat ca un personaj mitic redutabil, perturbă echilibrul vieţii şi împiedică sufletele morţilor să intre în Infern (o lume a morţilor diferită de infernul creştin sau Hades-ul grec). Morţii formează astfel o armată sub comanda lui. Doar Selenae poate să-l gonească pe Hell din Dimensiunea a Patra cu ajutorul spadei forjată de el însuşi cu sânge de titan.
Acestea ar fi în linii mari acţiunile acestui roman în care ,,Războiul e o artă şi acest război promite să fie absolut uluitor’’.
Miruna Tarcău ne introduce într-o lume de vis, o lume de care a fost atrasă încă de la primele cursuri de la şcoala de latină sau din călătoriile întreprinse în Grecia şi Italia. Pentru comunitatea românilor din Montréal, această tânără prozatoare vine cu un suflu nou, dătător de speranţă, bucurându-ne şi confirmându-ne că oriunde ar fi răspândite, prin orice colţ al lumii, talentele noastre trebuie recunoscute şi evidenţiate.


Ionuţ Caragea

 
 
L’inquiétude de Lû
 
 
Le souffle chaud d’Éanélès brûle la peau déjà ardente de Lû. Le sang palpite à son cou au rythme ahurissant des battements de son coeur, là, dans la douce obscurité du Parthénon où il a repris forme humaine sous le regard vigilant d’une statue de Zeus. Les reflets des
flammes sur son corps musclé au teint olive semblent faire ondoyer les gouttes de sueur de son torse guerrier.
L’emprise dévorante de la passion enflamme leurs deux esprits, ainsi que leur corps. Ils fondent l’un dans l’autre comme deux vagues de la mer qui explosent violemment
lorsqu’elles se rejoignent, entraînant tout avec elles dans leur bouillonnement. Les plus belles images du monde défilent devant leurs yeux, vestiges des temps immémoriaux qu’a connus l’éternel voyageur. En un souffle, Lû lui fait connaître la force d’une tempête écrasant un navire, puis le parfum humide d’une jungle tropicale. En une caresse, elle ressent la joie et le poids d’une couronne déposée sur sa tête devant une foule de sujets, au sommet d’un palais érigé à sa gloire, puis toute la tristesse qui submerge un
roi à la destruction de son peuple. Dans son esprit tumultueux défilent des milliers de visages, de souvenirs – le battement du vent sous le soleil rouge d’une mer de feu ;
la solitude du guerrier se préparant à mourir, quelques instants seulement avant le combat… Tout se dérouleen un éclair aussitôt qu’elle se retrouve dans ses bras.
Le grand loup aux poils dorés qui l’a accompagnée durant tout le trajet jusqu’à Athènes a délaissé ses traits bestiaux aussitôt qu’ils ont rejoint l’Acropole. C’est là qu’Oxyntès, successeur du douzième roi d’Athènes Démophon, attendait l’arrivée de la Reine des Amazones. C’est là qu’Éos a dû lui annoncer la terrible nouvelle de la mort de Selenæ. Silencieusement, elle a observé le grand loup pénétrer à pas furtifs dans l’exécrable enceinte d’un bâtiment érigé à la gloire de ses ennemis. Le Titan, à l’abri des regards, s’est ensuite transformé dans le lieu sacré, celui-là même où devraient être présents tous les dieux de l’Olympe ! Sans bruit, sa forme s’est allongée, ombre parmi les ombres dans ce sinistre enclos éclairé par la flamme, et sa longue chevelure blonde, ses mains musclées, ses jambes élancées, son torse large, son corps tout entier s’est rapidement détaché de son allure bestiale, tout en conservant cependant quelques traces d’un
aspect féroce – un visage aiguisé au long nez en bec d’aigle ; aux cheveux fauves ; aux lèvres minces, et aux mêmes grands yeux vifs du loup qu’il était.
Des larmes silencieuses coulent encore sur les joues d’Éos, qu’elle n’essuie plus. Comme une petite fille, elle le serre de peur de le perdre à nouveau tandis que lui, calmement,
pose une grande main sur sa tête et caresse ses cheveux pâles. Il ne dit rien mais ses gestes expriment bien toute la joie et la peine qu’il ressent à la revoir. Son apparence est agréable. Dévêtu comme il l’est après sa métamorphose, on le prendrait pour un lutteur
grec tout juste ressorti vainqueur d’une épreuve. Il n’a pas plus de pudeur à couvrir sa nudité que lorsqu’il était animal. Ses traits et ses regards sont toujours passionnés,
presque violents. Il semble vouloir lui dire quelque chose, mais alors que ses sourcils se froncent et sa bouche se plisse, elle l’arrête avec un murmure.
– Ne dis rien. Je sais.
Elle lui a manqué. Les sourcils encore froncés, il l’examine avec souci. L’anxiété plisse son front éternellement jeune. Ensuite, lorsqu’il s’adressera à elle, il lui parlera lentement, ce qui n’est pas dans ses habitudes.
Il approche son visage du sien. De côté, l’espace qui sépare leur ombre semble former la silhouette d’un grand vase. Leurs regards divergent tandis qu’ils se rapprochent.
– Je t’ai vue grandir, Éanélès. Pendant près de soixante ans, pendant toute l’époque où tu as vécu sur l’Éden, je suis resté auprès de toi. J’étais ton gardien. Je ne pouvais supporter de te laisser entre d’autres mains que les miennes. Je ne pouvais souffrir qu’un seul instant nos chemins se séparent. Te souviens-tu, lorsque Hel t’a enlevée ? Je suis venu jusqu’à son palais pour toi, j’ai percé le temps et l’espace qu’il a dressés comme
remparts pour se protéger, pour toi !
– Je sais.
– Tu étais petite à l’époque. Aujourd’hui, je te vois seule, sans protection, dans un monde nouveau. Grande. Cela me fait peur.
– Tu n’as peur de rien.
– Je ne crains pas Hel, je ne crains pas la mort, ni la défaite, ni la souffrance. Je ne prédis certes pas l’avenir et j’ignore si cette crainte est justifiée ou pas, mais je sais que d’entre tous les Titans, je suis celui qui peut se fier le plus à son instinct. Aujourd’hui, il est la source de ma peur.
– Ne sois pas soumis à tes émotions. Tu n’es pas un homme.
– Qu’on soit homme ou Titan, la crainte est naturelle. Xoryos et Cronos ont peur eux aussi, même s’ils ne l’admettront pas. Ils répugnent à tout sentiment humain, ce qui est hypocrite, car eux aussi les ressentent, comme moi.
– Lû, que peux-tu redouter à ce point ?
– Plusieurs choses à la fois. Des choses qui, prises à part, ne constituent pas une menace en soi.
– Parles-tu là encore de moi ?
– Pourquoi avoir joué cette scène devant ce mortel, Éanélès ? Pourquoi avoir annoncé que ta soeur était morte ? lui reproche-t-il.
– Quoi, Oxyntès ? C’est sans importance ! Tout lui expliquer aurait été long, et vain. Il ne peut rien faire. De plus, que peut-il comprendre de la guerre et des diverses dimensions ?
– Que peux-tu y comprendre, toi ?
– J’y joue déjà ma part. Accepte ma charge, si périlleuse soit-elle. J’ai risqué ma vie pour avertir Selenæ du danger et l’envoyer vers la Quatrième ! À présent, je serai l’intermédiaire entre l’Éden et le reste des dimensions et, par la même occasion, je renouvellerai l’alliance avec les Olympiens.
– Le sacrifice n’en valait pas la peine.
– Ces vingt années ?
– Tu as risqué ta vie.
– C’était mon choix. Par ailleurs, j’avais l’appui de Xoryos et celui de Cronos.
– Il te faudra être plus vigilante dans tes choix. Ta soeur est dangereuse. Propager partout la nouvelle de sa mort pourra jouer contre toi… d’autant plus que tu la remplaceras dans ses fonctions.
– Ce n’est qu’un mensonge, après tout.
– Tu as accusé les dieux d’avoir causé sa mort, or deux partis déjà connaissent la vérité. Les dieux, et Selenæ.
– Il n’y avait pas d’autre moyen. J’ai confiance en toi, Lû. J’ai attendu soixante ans que, toi aussi, tu aies confiance en moi, avant de prendre enfin une décision par moi-même. On me croit inactive, mais je suis moi aussi impatiente, humaine ! Je ne pouvais pas attendre plus longtemps.
– Des erreurs que tu feras, je veux te protéger.
– C’est en se trompant qu’on apprend.
– Mais en guerre, Éanélès, chaque erreur peut être mortelle. Voilà pourquoi si peu de guerriers apprennent quoi que ce soit.
– Tu n’as pas peur que pour moi. Dis-moi, quelles
sont tes craintes ?
Un silence s’installe entre eux. Le corps nu du Titan, sur sa peau ferme et moite, se met à trembler. Ce n’est pas tant la peur que la fraîcheur du temple qui en est cause, puisqu’à présent plus aucune passion ne vient le réchauffer. Avec lenteur, le Titan s’avance vers l’idole de Zeus en or et en ivoire ; non loin de là sont disposées les tuniques blanches des prêtres. Il en choisit une et s’en revêt d’un geste machinal, un peu comme s’il la retrouvait chaque jour en cet endroit précis et que jamais il n’avait porté rien d’autre. Il ne se retourne toujours pas vers elle. Sans mot dire, il soutient le regard de Zeus assis sur son trône, des offrandes à ses pieds.
Préfère-t-il donc contempler la gloire de son ennemi plutôt que d’affronter son amante ?
– Angoisse n’est pas lâcheté, lui souffle Éanélès en s’approchant de lui.
Elle pose une main sur son épaule, mais n’ose pas le forcer à se retourner.
– Laisse-moi te confier mes craintes si toi, tu ne veux pas parler. Je ne supporte pas ce silence. Plante ton épée dans mon ventre plutôt que de me tourner le dos et te
fermer à moi ! Je préfère te savoir vulnérable et amoureux plutôt qu’invincible et solitaire. Lû ferme les yeux. Il lutte contre l’envie de disparaître à l’instant. Si l’absence d’Éanélès était insoutenable, sa présence, elle, semble l’être encore plus.
– Tu me demandes pourquoi j’ai joué une telle scène devant un mortel ? Sache que mes larmes n’étaient pas un mensonge. Lorsque j’ai annoncé à Oxyntès la mort de ma soeur, que tous croient être ma mère, je n’avais aucun moyen de m’assurer que mes paroles n’étaient pas vraies. Un doute horrible s’est insinué en moi, Lû! L’ai-je envoyée vers la mort ? Je me suis laissé prendre à mon jeu pour éviter de réfléchir ; réfléchir me glace le
sang. Oui, je me suis dite orpheline, j’ai crié, j’ai pleuré, j’ai défait mes cheveux pour montrer à tous que j’étais en deuil ! Mais ne le suis-je pas réellement? Comment ne pas ressentir que haine et dégoût envers moi-même pour l’avoir ainsi envoyée dans la mêlée, alors que Hel se prépare à attaquer la Quatrième? Comment ne pas me détester et détester la part que le sort me force à jouer dans cette guerre, pour avoir peut-être envoyé
Selenæ à sa perte ?
– Elle ne tient pas à toi comme toi tu tiens à elle.
La voix du guerrier tremble d’émotion. Sa rage fait place à de la haine. La voix plus aiguë de la jeune Éanélès lui répond avec sa douceur habituelle.
– Son esprit est confus. Pour elle, j’ai toujours été sa fille ; l’idée d’un lien subitement différent peut être troublante. Et ma hâte à tout lui expliquer sera peut-être la cause de sa mort. Peut-être l’est-elle déjà. Dis-moi, rassure-moi, a-t-elle survécu au grand passage ?
– Oui.
– Comment en es-tu si sûr ? Que fait-elle ? Où est-elle? Sait-elle encore qui elle est et pourquoi elle est arrivée là ?
– Éanélès !
– Je t’en prie, réponds-moi ! Il y a vingt ans, tu me disais tout. Aujourd’hui, dis-moi au moins cela.
Son insistance exaspère le Titan. Néanmoins, il consent à répondre à ses questions dans le seul but de la rassurer. Il se tait, referme les yeux et laisse une apparente
indolence recouvrir son visage comme un masque. À première vue, on croirait qu’il médite – mais en vérité, il ouvre les yeux de son esprit pour chercher à établir un lien entre ses sens et ceux de sa protégée. Lorsqu’il se plonge dans cet état, il ne voit plus avec ses yeux, mais avec chaque parcelle de son corps. Il établit aisément le contact.
– Neuf jours se sont déroulés pour elle depuis qu’elle nous a quittés. Elle est avec une expédition de prêtres partis vers l’est à la recherche de Tyrâa. Ils traversent des
marécages. Ils doivent se diriger vers la terre des suivants de Cronos, les druides. Elle les y accompagne mais son coeur n’est pas avec eux. Elle se sent prête à rejoindre son père.
– Et l’armée ? A-t-elle vu les soldats de Hel, les a-t-il attaqués ?
– Elle a bien vu mais elle n’a rien observé. Hel attaquera bientôt.
– Ah, je voudrais tant rejoindre Xoryos, pour qu’il m’apprenne enfin quelle sera la décision finale de Selenæ! Que ferons-nous si elle nous abandonne et qu’elle se rallie à Hel ?
– Même Xoryos ne peut prédire pour qui elle se battra. Cela ne dépend pas du destin, mais de son choix seul, répond Lû avec une certaine amertume.
Éanélès observe le changement dans la voix du Titan. Une montée de courage la pousse à lui faire face, ou peut-être est-ce tout juste de la curiosité. L’envie de savoir. Quoi qu’il en soit, elle le contourne pour se placer entre lui et ce que les Athéniens appellent une merveille de ce monde.
Il évite son regard.
– Je sais ce que tu ne veux pas me dire. Tu ne l’aimes pas, l’accuse-t-elle.
– Ce n’est pas cela.
– Tes sentiments sont forts, Lû. Elle t’a été confiée comme un fardeau, tu ne voulais pas l’avoir à charge. Tu voulais un rôle plus grand. De plus, j’ai risqué ma vie pour venir la rejoindre et je m’inquiète pour elle. Je le vois, tu la détestes.
– Non, je ne hais pas pour si peu.
– Mais alors ?
– C’est toute cette guerre, avoue-t-il. Elle est mal commencée, on la propage d’une façon malsaine, presque artificielle. On ne la retarde pas, on l’anticipe ! Nul n’est encore prêt mais tous se mettent en place. Toi, tu te postes ici comme avant-garde de l’Éden, tout comme Hel est en avant-garde des Enfers. En envoyant sa fille là-bas, nous précipitons la première offensive ; nous forçons Hel à une attaque imminente alors qu’il aurait pu
continuer à rassembler ses troupes pendant encore quelques années.
– Mais Lû, toi qui es maître de la guerre, tu devrais t’en réjouir ! Je ne te comprends pas.
– La guerre est un art et cette guerre promet d’être particulièrement éblouissante. L’Enfer s’insurge, brandit à nouveau ses fers contre l’Éden ! Sais-tu à quand remonte une bataille pareille ? À plus de trois mille ans ! Et de nos jours, elle n’est toujours pas oubliée. Celle-ci doit être livrée avec autant d’ardeur, autant de perfection. Sinon, l’issue n’en sera pas la même.
– Cronos le sait. Il le sait aujourd’hui tout comme il le savait il y a trois mille ans ! Il défend chèrement son trône. Il a toujours régné et règnera toujours. Il ne négligera rien.
– C’est un chef, mais comme tous les chefs il n’est pas éternel. Ni infaillible. Un jour, tu le sais, il sera détrôné.
– Ce jour n’arrivera pas ! Il ne peut pas mourir.
– Parfois la mort n’est pas la pire fin ; pire encore est l’exil. La défaite.
– Les Titans n’en ont jamais subi.
– Non, jamais ! répond-il d’une voix brutale qui surprend son amante. Mais sais-tu pourquoi ? L’Enfer nous a toujours combattus avec des forces égales aux nôtres. Sais-tu pourtant ce qui fait la victoire des uns et la perte des autres ?
– Je l’ignore, souffle Éanélès, les yeux humectés de larmes.
Le ton de Lû se radoucit. Sa voix, comme son humeur, est aussi imprévisible que le vent qui le caractérise.
– Toi qui aimes la raison et les livres plus que les combats, associe la guerre à ce qui t’est connu. Vois les deux armées comme les pions d’un jeu d’échecs ; des joueurs ayant exactement la même expérience disposent tous deux de forces égales, et pourtant il n’y aura jamais qu’un vainqueur. Dans le cas des échecs, l’issue de la partie repose
entièrement sur les décisions des joueurs. Ce n’est pas le nombre de pions disponibles qui fait la victoire, mais la manière de les mettre en mouvement. L’Enfer a toujours été déchiré par des guerres ; depuis la mort d’Apocalypse, il lui a toujours manqué l’unité liant une armée conduite par un seul chef. À présent, ils n’auront la force de nous attaquer que s’ils s’allient sous Hel. S’il remet la main sur son épée, il pourra retourner en Enfer
et allumer l’étincelle qu’il faut au baril de poudre de leur mécontentement pour les mener à une insurrection. C’est avant tout au peuple qu’il s’adressera : je ne prétends pas comprendre leurs conditions de vie, pas plus que leurs motivations, puisque l’accès aux Enfers m’a toujours été interdit, mais s’il y a une chose que je sais, c’est qu’ils attendent tous ce moment depuis des millénaires. Si ce n’est pas cette guerre qui les mènera à la
liberté, ils attendront patiemment la prochaine occasion de nous renverser. Et sais-tu ce qu’ils attendent, Éanélès ?
– Un chef ?
– Lorsqu’ils auront un chef. Pense aux échecs.
– Je l’ignore…
– Une erreur, Éanélès. C’est tout ce qu’il faut à un roi pour perdre une guerre lors d’un long siège, pour perdre la bataille lors d’un affrontement, ou pour perdre la vie lors d’un face à face avec l’ennemi ! Priam n’aurait-il pas vécu s’il n’avait emmené le cheval grec dans sa belle Ilion ? Le roi n’est-il pas en échec et mat s’il ne s’entoure pas des bons pions, s’il ne prévoit pas à l’avance l’attaque adverse ? Une erreur, Éanélès ! C’est tout ce qu’il faut à Cronos pour nous perdre tous et compromettre l’équilibre de ce monde !
– Ne fais-tu plus confiance à ton chef ? Lui qui vous a toujours conduits jusqu’à la victoire ! Lui qui a toujours su faire preuve de puissance et de sagesse devant les
plus rudes impasses ! Ouvre les yeux ! Vois tout ce qu’il a fait pour les Titans, au lieu d’anticiper tout ce qu’il pourrait défaire !
– Si j’ai toujours combattu à ses côtés, c’est justement parce que j’ai toujours eu confiance en son jugement. Me serais-je soumis à son règne s’il n’était pas le plus fort et le plus apte d’entre nous à commander ? Eh bien ! À présent je remets en cause ce jugement, car sa première erreur, je crois qu’il l’a déjà commise en t’envoyant ici.
– Comment?!
– Tu admettras que, dans un jeu d’échec, certains pions sont plus forts que d’autres. La perte d’un soldat, par exemple, est acceptable pour épargner la reine, tandis que le contraire est purement inconcevable. Cronos a toujours gagné car il a toujours joué selon les mêmes règles. Pour gagner, Hel a modifié ces règles : il s’est forgé une arme non seulement capable de l’amener à nouveau en Enfer, mais également capable de tuer
Cronos. Oui, ne te laisse pas berner par les apparences : nous aussi sommes faits de chair et de sang ! Le sang de Cronos peut tuer Cronos ; tu sais comme moi que Prómakhos peut tout transpercer, même la chair d’un Titan. Et il la craint. Oh, comme il la craint ! Et cette
arme est d’autant plus dangereuse si elle tombe entre de mauvaises mains.
– Les mains de Hel ?
– Non, ma petite. Cronos ne le craignait pas plus avec son épée que sans elle, cela ne change rien pour lui. Jamais il ne l’affrontera directement. Ce qu’il craint, c’est qu’elle tombe entre les mains de son guerrier le plus puissant, son conseiller, son frère ; quelqu’un d’assez proche de lui pour pouvoir le renverser et le soumettre à sa propre autorité ! Et cette personne, c’est…
– …Toi !?
– Pourquoi crois-tu qu’il envoie Selenæ se battre dans la Quatrième, au risque d’accorder à Hel le passage qu’il convoite jusqu’aux Enfers ? Elle peut bien aller rejoindre son père, cela ne changera rien ! Elle est puissante, soit, mais c’est une novice : elle ne sait rien de ce monde et elle a toujours été soumise aux lois des Olympiens. Ce n’est pour lui qu’une déesse, une fille d’Aphrodite. Xoryos a bien prédit qu’elle changera le cours de l’Histoire, mais de quelle façon ? À elle d’en décider. Elle qui ne sait rien, elle qu’on utilise comme un vulgaire pion, elle qui sait à peine jusqu’à quel point l’arme qu’elle porte est précieuse ! Elle qui va aveuglément se jeter tête baissée dans une guerre dont elle ignore tout. Pour ne pas la perdre, faisons du maître de la guerre son protecteur assigné, peut-être sera-t-il trop occupé à l’empêcher de se tuer pour se dresser sur le
chemin de Cronos !
– Mais qu’est-ce qui te prend ? Cronos ne t’a jamais traité de la sorte !
– Crois-tu cela ? As-tu vécu tout ce que j’ai vécu pour pouvoir l’affirmer ? As-tu bien observé sa réaction lorsque je me suis opposé à ce que tu quittes l’Éden pour aller prévenir ta soeur de l’imminence de la guerre ? A-t-on jamais écouté mes conseils ?
– Ne sois pas si injuste. Ton avis est précieux à ses yeux, ainsi qu’à ceux de Xoryos.
– Ne te trompe pas. Mon aide est précieuse, mais pas mon avis. Ils estiment mes actions, mais non pas mes paroles !
– Si tel est ton sentiment, va, parles-en à tes frères. Ne laisse pas ce poids peser sur ton coeur plus longtemps.
– Crois-tu que le moment est bien choisi pour leur parler de sentiments, à eux qui les rejettent ? Crois-tu qu’il est si facile de faire part à Cronos de tels soupçons ? De lui dire qu’il me craint !
– Dis-lui donc que ce choix a ébranlé ta confiance ! Dis-lui que tu brûles d’aller de l’avant, de partir combattre Hel au plus tôt pour étouffer cette rébellion avant
qu’elle ne s’enflamme !
– Il est déjà trop tard, la Titanide est en route. Il faudra attendre la première attaque de Hel pour savoir quel camp elle choisira. Et si elle le rejoint, tant pis ! Elle sera morte avant d’avoir pu accéder à la grandeur.
– Comment! Mes sens me trahissent-ils ? Ai-je donc bien entendu ? Est-ce bien toi qui me parles, qui parles de sa mort !
– Elle ne tient pas à toi comme toi tu tiens à elle.
– Oui, je tiens à elle ! Je ne pourrais pas souffrir que tu parles ainsi de sa perte, avec une telle légèreté ! Le jour viendra, Lû, où tu regretteras amèrement de l’avoir sous-estimée ! Elle changera le cours des choses, je le sais, je le sens ! Peut-être même déterminera-t-elle l’issue de cette guerre et ce, avec ou sans l’aide de Danaé !
– Je t’en prie, Éanélès, ne pleure pas pour une telle chose.
– Je verserai autant de larmes que le dicte mon coeur, je crierai, je déferai mes cheveux pour montrer à tous que je suis en deuil ! Oh, comme j’aurais dû partir avec elle, pour éviter de rester auprès d’un amant si cruel !
– Je t’en prie, Éanélès… Mais Éanélès lui a tourné le dos, le coeur lourd. Elle
ne l’écoute plus. C’est en larmes qu’elle a rejoint le temple et c’est en larmes qu’elle en ressort. Démophon l’y attend en compagnie de son successeur Oxyntès, à qui elle a annoncé la terrible nouvelle de la mort de Selenæ. Vêtus de noir, tous deux l’accueillent comme une pauvre orpheline en pleurs, bouleversée après s’être recueillie au Parthénon pour adresser des prières aux dieux qui ont tué sa mère, de façon à apaiser leur colère.
Dans l’obscurité des flammes, Lû croit discerner l’ombre d’un sourire sur les lèvres d’or de la statue de Zeus.

 

Miruna Tarcău